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Le vieillard observait, l’un après l’autre, les membres du jury. Il s’arrêta un moment sur le premier.
Le Capitaine Aksana Ivanov semblait aux anges. La jeune femme lui fit un grand sourire qu’il ne lui rendit pas. Ses yeux brillaient de malice. C’était des hommes sous son commandement qui l’avaient arrêté trois jours plus tôt. En déplacement pour affaires à l’étranger au moment des faits, elle ordonna à ce qu’on l’isole des autres prisonniers et qu’on le traite correctement. Ce prisonnier n’était pas n’importe qui ; elle devait impérativement appliquer la nouvelle Convention de Genève à la lettre sous peine de provoquer un nouvel incident diplomatique. Si le moindre mal lui arrivait sa hiérarchie voire le pays tout entier lui ferait porter le chapeau. Et d’ailleurs personnellement elle n’avait aucune raison de le maltraiter bien au contraire. Elle lui était même reconnaissante de n’avoir opposé aucune résistance à sa capture. Cela diminuait grandement les chances que sa propre situation se dégrade et maintenant qu’il se trouvait en face du jury elle n’avait plus à se soucier de sa santé. Elle pouvait enfin faire ses adieux à l’épée de Damoclès qui la tourmentait jour et nuit et accueillir sereinement les superbes retombées qui l’attendait. On la féliciterait pour cet exploit et on la récompenserait avec de nouveaux avantages pécuniers que lui procurerait sa belle promotion à venir. Le Capitaine ne cessait de gravir depuis quelques années déjà l’échelle sociale. Elle avait dû batailler ferme pour arriver là où elle en était dans une société russe très patriarcale. Elle avait réussi là où tant d’autres femmes avaient échouées et depuis elle s’attelait à développer ses activités qui lui conférait auprès des siens crédibilité, respect voire même de la dévotion. Elle possédait plusieurs exploitations agricoles et en « bon entrepreneur » elle profita des dernières années de guerre pour les faire fructifier. C’est ainsi qu’elle envoya, avec la complicité de son unité, des centaines de prisonniers non déclarés travailler de force pour son propre compte. Elle ne se voyait pas comme une esclavagiste : elle offrait à ses pauvres diables gîte et couvert et les éloignait des souffrances de la guerre. Ils pouvaient s’estimer heureux de ne pas être exécutés ou de finir leurs vies en captivité ; les libérations étaient rarissimes. D’ailleurs si mauvaises que fût leurs conditions de « travailleurs », le Capitaine pouvait prétendre de bonne foi qu’elle ne savait rien à ce sujet à ceux qui s’intéresseraient d’un peu trop près à ses affaires puisqu’elle se contentait d’encaisser les profits de ses exploitations sans jamais y mettre le pied… Elle avait eu vent une fois qu’un Colonel avait flairé la combine mais il avait disparu sans lui nuire et sans qu’elle n’eût le besoin d’intervenir… Pour en revenir à l’accusé qui maintenant dévisageait ses « camarades », elle s’en désintéressait complétement. Son sort lui était complétement égal. Il était un outil. Ni plus ni moins qu’un outil qu’elle avait su utiliser différemment et dont elle se débarrassait maintenant.
A l’opposé de la table du jury le lieutenant-colonel Sergueï Artemiev, semblait être le plus hostile des trois. Il paraissait furieux et en entendant les chefs d’accusation il vociféra en levant ses yeux au plafond. Nul doute qu’en cet instant il maudissait le prisonnier de toutes ses forces. Issue d’une longue lignée de militaire, il s’était engagé à son tour avec détermination, courage et honneur. Il était l’image même que l’on pouvait se faire du « parfait soldat », plaçant une confiance aveugle en les capacités de son pays. Il exécutait chacun des ordres qu’il recevait à la lettre sans discuter et sans faire le moindre effort pour amorcer une prise de conscience. Tout ce qui était déclaré « plus-haut » dans la hiérarchie devenait paroles d’évangile et tous ceux que l’Etat avait désigné comme ennemis devenaient les siens et devaient être combattu jusqu’à ce que mort s’ensuive. Il n’y avait rien à espérer de ce côté et le vieillard porta son attention sur le dernier membre du jury qui occupait le siège du centre.
Le Colonel Olga Lemeline présidait ce « tribunal ». C’était une excellente tacticienne, les Russes lui devaient le repoussement des assauts turques et surtout la brillante conduite du siège de Vienne prise en un temps record malgré les soutiens de dernière minute envoyés par les Lands d’Allemagne. Elle avait à cœur de préserver au maximum les populations civiles des désastres de la guerre. Bien qu’elle n’en pût qu’en sauver que très peu au final, elle demanda systématiquement leurs libérations auprès de sa hiérarchie. Au vu de ses grandes prouesses sur le terrain ses requêtes étaient généralement acceptées sans qu’elle eût à batailler longuement. Le Colonel était aussi âgé que l’accusé et elle avait un bandage pour cacher son œil droit arraché par un éclat d’obus. Elle était mère de famille et avait toujours enseigner à sa progéniture de se soucier des autres et de l’état du monde en général. C’est elle qui énonça les chefs d’accusation :
« Monsieur Goéland, vous êtes accusé d’espionnage pour le profit d’une puissance étrangère, de surcroît alliée à notre Grande Russie. Vous êtes également accusé d’avoir approché certains hauts-dignitaires russes et ukrainiens dans le but de les retourner contre notre Grande Russie »
« Vous n’ignorez pas que le verdict est connu d’avance. Nous n’avons pas à prouver ce que nous avançons. Vous êtes reconnu coupable. Si Paris reconnaît dans les prochaines heures votre implication dans les agissements qui vous sont reprochés vous serez remis aux autorités françaises avec une interdiction d’entrée sur l’ensemble des territoires russes. Si Paris se mure dans le silence, vous risquez une exécution ou un emprisonnement à vie voire si la France appose sa signature au traité « Skorpionis » dans les prochains jours, une peine d’emprisonnement prononcée serait aussitôt annulée en lieu et pour place d’une déportation sur ladite planète. »
« Personnellement je m’interroge beaucoup sur les raisons qui pousserait une puissance « amie », qui nous achète la paix chaque année en nous payant un tribut de guerre, à venir ainsi nous espionner et planter les graines de la discorde. Peut-être est-ce un relent du siècle dernier ? Où la France était encore considérée comme une puissance majeure de notre monde ? Mais c’est terminé tout ça. La France reste un partenaire intéressant pour protéger l’Atlantique de nos ennemis mais elle ne doit pas abuser de la confiance de notre Grande Russie où elle finira un jour par en payer le prix ! J’imagine Monsieur Goéland que vous nous donnerez aucun détail là-dessus et nous n’avons aucun moyen de vous y contraindre puisque vous êtes « protégé » par un accord entre nos deux pays. J’espère toutefois qu’en cet instant vous vous rendez compte du privilège qui vous est accordé. Des joueurs comme vous, Monsieur Goéland, meurent chaque jour sous les coups dans nos cellules pour avoir osé défier notre pays »
Elle marqua une pause puis reprit :
« Monsieur Goléand nous souhaitons tout de même entendre votre défense. Elle pourra si elle nous convainc vous faire bénéficier d’un allégement de peines ou d’une réduction de vos souffrances dans la mesure où vous ne seriez pas expulsé. Par exemple, si nous prononçons la peine de mort nous pouvons vous offrir une mort rapide et indolore. Si nous décidons de vous incarcérer, nous pouvons vous faire sortir au bout d’une quinzaines d’années… bien sûr vu votre âge avancé rien ne dit que vous ne serez pas mort avant de revoir la lumière du jour. »
« La balle est dans votre camp Monsieur Goéland. Nous vous prions de bien vouloir prêter serment comme le veut la tradition. Jurez-vous de dire la vérité et rien que la vérité ? »
A ces mots le lieutenant-colonel Sergueï Artemiev explosa :
« Madame la présidente vous faîtes prêter serment à un chien galleux de Français ?! Tout le monde sait que les Français n’ont pas d’honneur ! De plus dois-je vous rappeler que l’accusé est un espion ! Pardon Madame, LE COUPABLE est un espion ! Je vous prie de renoncer à lui faire prêter serment, ce serait salir le serment et lui faire perdre toute valeur. Oubliez la tradition Madame ! Je vous prie d’en finir au plus vite avec cette pourriture de Français ! »
Ce à quoi le Colonel Olga Lemeline et présidente du jury rétorqua :
« Lieutenant-Colonel Sergueï Artemiev, dois-je vous rappeler que je suis votre supérieur hiérarchique direct et que j’ai tout pouvoir pour présider cette séance comme bon me semble ? Vous n’avez pas à discuter du bon déroulement de la séance, vous êtes là sur convocation uniquement pour délibérer avec le Capitaine Ivanov et moi-même de la sentence à appliquer une fois la session clôturée. Je vous prie de bien vouloir ne plus interférer à nouveau, autrement vous prenez la porte avec les conséquences qu’une telle décision implique. Me suis-je bien fait comprendre ? »
Il bafouilla des propos inaudibles et s’enferma ensuite dans un mutisme complet qui la satisfit.
« Monsieur Goéland, prêtez serment et entamez votre défense. Nous vous écoutons ».
Le vieillard posa la main droite sur la barre et prit son air le plus solennel :
« Je jure de dire toute la vérité et rien que la vérité. »
Puis sans crier gare il fonda en larmes. Le Capitaine Aksana Ivanov fronça les sourcils.
« Je…. Je… Je n’y suis pour rien ! Je vous jure ! L’entendez-vous ? Je vous le jure ! …. »
Il tremblait de tout son corps et ses phrases étaient entrecoupées sans cesse de violents sanglots.
« Vous faîtes erreur ! Je suis si fatigué …. J’ai perdu toute ma famille dans la guerre… je n’ai plus personne… libérez moi…. Pourquoi me retenez-vous de force ici ? Je suis innocent je vous le jure ! »
Le Capitaine Ivanov n’écoutait déjà plus. « Eh beh, c’est bien pathétique aujourd’hui » songea-t-elle. Le Lieutenant-colonel Artemiev quant à lui ne décolérait pas et affichait toujours sa tête bougonneuse.
En revanche le Colonel Lemeline semblait être plus prête à entendre ses doléances. Il avait à peu près le même âge qu’elle… la soixantaine passé… Et elle ne pouvait s’empêcher de penser qu’il avait dû en baver… Pour l’apaiser un peu elle le questionna sur son passé et ses origines.
« Je suis né… – poursuivit le vieux – je suis né et j’ai grandit à LaRochelle. Vous connaissez LaRochelle ? Une ville de carte postale avec ses trois magnifiques tours sur le port qui font la fierté de la ville et de ses habitants. Je ne manquais pas d’amour de la part de mes parents d’adoption ni même de nourriture. Ils étaient de simples épiciers et m’élevèrent comme leur propre fils. Puis un jour les cowboys ont largué leurs engins de morts sur notre belle ville. Mes parents ont été ensevelis vivant… Pourquoi nous ont-ils fait ça ? LaRochelle n’était en rien un objectif stratégique ! Ils auraient pu bombarder Paris pour faire plier la France toute entière au lieu de ça ils ont pris un malin plaisir à la tourmenter en la défigurant là où elle ne pouvait se défendre.
Une moue perplexe fit son chemin sur la figure du lieutenant-colonel. Il déclara « La France n’a jamais communiqué sur le fait qu’elle fut bombar…. »
« Oh vous la ferme ! Continuez Monsieur Goéland ». Le Colonel Lemeline l’écoutait attentivement.
Le vieillard reprit
« Après… J’ai vagabondé pendant de longues années de ville en ville m’accrochant coûte que coûte à la vie. Je n’avais plus rien vous comprenez ? Vous comprenez ?! » Après un nouveau sanglot il reprit : « Mais quelque chose au fond de moi me poussait à essayer de retrouver le petit bonheur dans laquelle je nageais étant enfant. Et c’est ce qui se passa, après des dizaines d’années d’errance je tombais amoureux d’une de vos compatriotes sur le territoire néerlandais. Elle s’appelait Natascha, nous nous aimions à la folie. Après plusieurs années de vie commune elle finit par me décider à s’installer dans le pays qui l’avait vu naître. Je n’avais aucun projet, elle était tout pour moi… et donc je l’ai suivie. Mais j’ignorais qu’elle périrait du cancer peu de temps après. Les frontières s’étant toutes refermées je suis resté vivre en Russie… Je suis si seul… nous n’avions pas d’enfants. Notre amour était trop intense pour que nous y songions… et maintenant il est trop tard. »
Un ange passa et il murmura : « il vaut peut-être mieux que je me laisse mourir… »
Le silence retombait à nouveau dans la salle. Le Capitaine Ivanov n’était présente que physiquement et le lieutenant-colonel Artemiev avait renoncé depuis longtemps. Seule Olga Lemeline semblait avoir été touchée par ses propos et elle s’apprêta à prendre la parole lorsque le vieillard l’interrompit.
Il gloussa et un petit sourire en coin fit son apparition. Toutes traces de larmes avaient subitement disparu.
« C’est une belle histoire, non ? » puis ne tenant plus il se bidonna puis éclata de rire. Un rire puissant qui résonnait sur les parois de la salle.
Olga Lemeline semblait déçue par son comportement. Elle le regardait comme une mère regarde son gosse après qu’il vient de commettre une fois de trop une grosse bêtise. Peut-être avait-elle fini par y croire à un moment donné ? Elle ne saurait le dire.
Goéland reprit la parole :
« Je m’appelle Pierre Goéland et je suis bel et bien un agent au service de la France. Je ne vous dirais rien au sujet des missions qui m’ont été confiés par mon gouvernement. Sachez cependant que même en détention je suis encore capable de provoquer des dissensions entre vous. Tenez par exemple que feriez-vous Madame Lemeline si vous étiez informé du fait que le Capitaine Ivanov profitait de la guerre pour faire étendre son empire agricole ? C’est une esclavagiste qui a contraint des centaines de malheureux au travail forcé dans ses exploitations alors qu’ils auraient pu être profitables à l’Etat Russe. Je suis tout disposé à vous communiquer tous les détails de cette odieuse affaire en échange de ma libération. » Les deux femmes se regardèrent droit dans les yeux sans échanger un mot, toutes deux encore sous le choc de cette révélation.
Quelques jours plus tard, Paris fit savoir qu’elle niait toute implication de l’un de ses agents sur le territoire russe et ratifia dans la même journée le traité « Skorpionis ». Les autorités russes refusèrent de libérer le prisonnier en échange d’informations qui ne les intéressait pas le moins du monde. Elles soulignèrent bien sûr également le fait que Pierre Goéland en savait beaucoup trop et qu’aussitôt libéré il en informerait la France. Celui-ci apprenant cette décision refusa de communiquer les détails du dossier « Ivanov ». Le Colonel Olga Lemeline ne put extorquer des aveux de Pierre Goléland en raison d’un traité bilatéral et de ses propres principes éthiques et dût diligenter secrètement une enquête sur les agissements du Capitaine Ivanov. Cette dernière donna des instructions pour tenter de brouiller les pistes. Le Lieutenant-Colonel retourna à sa routine d’officier.
Et Pierre fut placé le lendemain de la ratification du traité dans un aller simple pour Skorpionis.
Le Capitaine Aksana Ivanov semblait aux anges. La jeune femme lui fit un grand sourire qu’il ne lui rendit pas. Ses yeux brillaient de malice. C’était des hommes sous son commandement qui l’avaient arrêté trois jours plus tôt. En déplacement pour affaires à l’étranger au moment des faits, elle ordonna à ce qu’on l’isole des autres prisonniers et qu’on le traite correctement. Ce prisonnier n’était pas n’importe qui ; elle devait impérativement appliquer la nouvelle Convention de Genève à la lettre sous peine de provoquer un nouvel incident diplomatique. Si le moindre mal lui arrivait sa hiérarchie voire le pays tout entier lui ferait porter le chapeau. Et d’ailleurs personnellement elle n’avait aucune raison de le maltraiter bien au contraire. Elle lui était même reconnaissante de n’avoir opposé aucune résistance à sa capture. Cela diminuait grandement les chances que sa propre situation se dégrade et maintenant qu’il se trouvait en face du jury elle n’avait plus à se soucier de sa santé. Elle pouvait enfin faire ses adieux à l’épée de Damoclès qui la tourmentait jour et nuit et accueillir sereinement les superbes retombées qui l’attendait. On la féliciterait pour cet exploit et on la récompenserait avec de nouveaux avantages pécuniers que lui procurerait sa belle promotion à venir. Le Capitaine ne cessait de gravir depuis quelques années déjà l’échelle sociale. Elle avait dû batailler ferme pour arriver là où elle en était dans une société russe très patriarcale. Elle avait réussi là où tant d’autres femmes avaient échouées et depuis elle s’attelait à développer ses activités qui lui conférait auprès des siens crédibilité, respect voire même de la dévotion. Elle possédait plusieurs exploitations agricoles et en « bon entrepreneur » elle profita des dernières années de guerre pour les faire fructifier. C’est ainsi qu’elle envoya, avec la complicité de son unité, des centaines de prisonniers non déclarés travailler de force pour son propre compte. Elle ne se voyait pas comme une esclavagiste : elle offrait à ses pauvres diables gîte et couvert et les éloignait des souffrances de la guerre. Ils pouvaient s’estimer heureux de ne pas être exécutés ou de finir leurs vies en captivité ; les libérations étaient rarissimes. D’ailleurs si mauvaises que fût leurs conditions de « travailleurs », le Capitaine pouvait prétendre de bonne foi qu’elle ne savait rien à ce sujet à ceux qui s’intéresseraient d’un peu trop près à ses affaires puisqu’elle se contentait d’encaisser les profits de ses exploitations sans jamais y mettre le pied… Elle avait eu vent une fois qu’un Colonel avait flairé la combine mais il avait disparu sans lui nuire et sans qu’elle n’eût le besoin d’intervenir… Pour en revenir à l’accusé qui maintenant dévisageait ses « camarades », elle s’en désintéressait complétement. Son sort lui était complétement égal. Il était un outil. Ni plus ni moins qu’un outil qu’elle avait su utiliser différemment et dont elle se débarrassait maintenant.
A l’opposé de la table du jury le lieutenant-colonel Sergueï Artemiev, semblait être le plus hostile des trois. Il paraissait furieux et en entendant les chefs d’accusation il vociféra en levant ses yeux au plafond. Nul doute qu’en cet instant il maudissait le prisonnier de toutes ses forces. Issue d’une longue lignée de militaire, il s’était engagé à son tour avec détermination, courage et honneur. Il était l’image même que l’on pouvait se faire du « parfait soldat », plaçant une confiance aveugle en les capacités de son pays. Il exécutait chacun des ordres qu’il recevait à la lettre sans discuter et sans faire le moindre effort pour amorcer une prise de conscience. Tout ce qui était déclaré « plus-haut » dans la hiérarchie devenait paroles d’évangile et tous ceux que l’Etat avait désigné comme ennemis devenaient les siens et devaient être combattu jusqu’à ce que mort s’ensuive. Il n’y avait rien à espérer de ce côté et le vieillard porta son attention sur le dernier membre du jury qui occupait le siège du centre.
Le Colonel Olga Lemeline présidait ce « tribunal ». C’était une excellente tacticienne, les Russes lui devaient le repoussement des assauts turques et surtout la brillante conduite du siège de Vienne prise en un temps record malgré les soutiens de dernière minute envoyés par les Lands d’Allemagne. Elle avait à cœur de préserver au maximum les populations civiles des désastres de la guerre. Bien qu’elle n’en pût qu’en sauver que très peu au final, elle demanda systématiquement leurs libérations auprès de sa hiérarchie. Au vu de ses grandes prouesses sur le terrain ses requêtes étaient généralement acceptées sans qu’elle eût à batailler longuement. Le Colonel était aussi âgé que l’accusé et elle avait un bandage pour cacher son œil droit arraché par un éclat d’obus. Elle était mère de famille et avait toujours enseigner à sa progéniture de se soucier des autres et de l’état du monde en général. C’est elle qui énonça les chefs d’accusation :
« Monsieur Goéland, vous êtes accusé d’espionnage pour le profit d’une puissance étrangère, de surcroît alliée à notre Grande Russie. Vous êtes également accusé d’avoir approché certains hauts-dignitaires russes et ukrainiens dans le but de les retourner contre notre Grande Russie »
« Vous n’ignorez pas que le verdict est connu d’avance. Nous n’avons pas à prouver ce que nous avançons. Vous êtes reconnu coupable. Si Paris reconnaît dans les prochaines heures votre implication dans les agissements qui vous sont reprochés vous serez remis aux autorités françaises avec une interdiction d’entrée sur l’ensemble des territoires russes. Si Paris se mure dans le silence, vous risquez une exécution ou un emprisonnement à vie voire si la France appose sa signature au traité « Skorpionis » dans les prochains jours, une peine d’emprisonnement prononcée serait aussitôt annulée en lieu et pour place d’une déportation sur ladite planète. »
« Personnellement je m’interroge beaucoup sur les raisons qui pousserait une puissance « amie », qui nous achète la paix chaque année en nous payant un tribut de guerre, à venir ainsi nous espionner et planter les graines de la discorde. Peut-être est-ce un relent du siècle dernier ? Où la France était encore considérée comme une puissance majeure de notre monde ? Mais c’est terminé tout ça. La France reste un partenaire intéressant pour protéger l’Atlantique de nos ennemis mais elle ne doit pas abuser de la confiance de notre Grande Russie où elle finira un jour par en payer le prix ! J’imagine Monsieur Goéland que vous nous donnerez aucun détail là-dessus et nous n’avons aucun moyen de vous y contraindre puisque vous êtes « protégé » par un accord entre nos deux pays. J’espère toutefois qu’en cet instant vous vous rendez compte du privilège qui vous est accordé. Des joueurs comme vous, Monsieur Goéland, meurent chaque jour sous les coups dans nos cellules pour avoir osé défier notre pays »
Elle marqua une pause puis reprit :
« Monsieur Goléand nous souhaitons tout de même entendre votre défense. Elle pourra si elle nous convainc vous faire bénéficier d’un allégement de peines ou d’une réduction de vos souffrances dans la mesure où vous ne seriez pas expulsé. Par exemple, si nous prononçons la peine de mort nous pouvons vous offrir une mort rapide et indolore. Si nous décidons de vous incarcérer, nous pouvons vous faire sortir au bout d’une quinzaines d’années… bien sûr vu votre âge avancé rien ne dit que vous ne serez pas mort avant de revoir la lumière du jour. »
« La balle est dans votre camp Monsieur Goéland. Nous vous prions de bien vouloir prêter serment comme le veut la tradition. Jurez-vous de dire la vérité et rien que la vérité ? »
A ces mots le lieutenant-colonel Sergueï Artemiev explosa :
« Madame la présidente vous faîtes prêter serment à un chien galleux de Français ?! Tout le monde sait que les Français n’ont pas d’honneur ! De plus dois-je vous rappeler que l’accusé est un espion ! Pardon Madame, LE COUPABLE est un espion ! Je vous prie de renoncer à lui faire prêter serment, ce serait salir le serment et lui faire perdre toute valeur. Oubliez la tradition Madame ! Je vous prie d’en finir au plus vite avec cette pourriture de Français ! »
Ce à quoi le Colonel Olga Lemeline et présidente du jury rétorqua :
« Lieutenant-Colonel Sergueï Artemiev, dois-je vous rappeler que je suis votre supérieur hiérarchique direct et que j’ai tout pouvoir pour présider cette séance comme bon me semble ? Vous n’avez pas à discuter du bon déroulement de la séance, vous êtes là sur convocation uniquement pour délibérer avec le Capitaine Ivanov et moi-même de la sentence à appliquer une fois la session clôturée. Je vous prie de bien vouloir ne plus interférer à nouveau, autrement vous prenez la porte avec les conséquences qu’une telle décision implique. Me suis-je bien fait comprendre ? »
Il bafouilla des propos inaudibles et s’enferma ensuite dans un mutisme complet qui la satisfit.
« Monsieur Goéland, prêtez serment et entamez votre défense. Nous vous écoutons ».
Le vieillard posa la main droite sur la barre et prit son air le plus solennel :
« Je jure de dire toute la vérité et rien que la vérité. »
Puis sans crier gare il fonda en larmes. Le Capitaine Aksana Ivanov fronça les sourcils.
« Je…. Je… Je n’y suis pour rien ! Je vous jure ! L’entendez-vous ? Je vous le jure ! …. »
Il tremblait de tout son corps et ses phrases étaient entrecoupées sans cesse de violents sanglots.
« Vous faîtes erreur ! Je suis si fatigué …. J’ai perdu toute ma famille dans la guerre… je n’ai plus personne… libérez moi…. Pourquoi me retenez-vous de force ici ? Je suis innocent je vous le jure ! »
Le Capitaine Ivanov n’écoutait déjà plus. « Eh beh, c’est bien pathétique aujourd’hui » songea-t-elle. Le Lieutenant-colonel Artemiev quant à lui ne décolérait pas et affichait toujours sa tête bougonneuse.
En revanche le Colonel Lemeline semblait être plus prête à entendre ses doléances. Il avait à peu près le même âge qu’elle… la soixantaine passé… Et elle ne pouvait s’empêcher de penser qu’il avait dû en baver… Pour l’apaiser un peu elle le questionna sur son passé et ses origines.
« Je suis né… – poursuivit le vieux – je suis né et j’ai grandit à LaRochelle. Vous connaissez LaRochelle ? Une ville de carte postale avec ses trois magnifiques tours sur le port qui font la fierté de la ville et de ses habitants. Je ne manquais pas d’amour de la part de mes parents d’adoption ni même de nourriture. Ils étaient de simples épiciers et m’élevèrent comme leur propre fils. Puis un jour les cowboys ont largué leurs engins de morts sur notre belle ville. Mes parents ont été ensevelis vivant… Pourquoi nous ont-ils fait ça ? LaRochelle n’était en rien un objectif stratégique ! Ils auraient pu bombarder Paris pour faire plier la France toute entière au lieu de ça ils ont pris un malin plaisir à la tourmenter en la défigurant là où elle ne pouvait se défendre.
Une moue perplexe fit son chemin sur la figure du lieutenant-colonel. Il déclara « La France n’a jamais communiqué sur le fait qu’elle fut bombar…. »
« Oh vous la ferme ! Continuez Monsieur Goéland ». Le Colonel Lemeline l’écoutait attentivement.
Le vieillard reprit
« Après… J’ai vagabondé pendant de longues années de ville en ville m’accrochant coûte que coûte à la vie. Je n’avais plus rien vous comprenez ? Vous comprenez ?! » Après un nouveau sanglot il reprit : « Mais quelque chose au fond de moi me poussait à essayer de retrouver le petit bonheur dans laquelle je nageais étant enfant. Et c’est ce qui se passa, après des dizaines d’années d’errance je tombais amoureux d’une de vos compatriotes sur le territoire néerlandais. Elle s’appelait Natascha, nous nous aimions à la folie. Après plusieurs années de vie commune elle finit par me décider à s’installer dans le pays qui l’avait vu naître. Je n’avais aucun projet, elle était tout pour moi… et donc je l’ai suivie. Mais j’ignorais qu’elle périrait du cancer peu de temps après. Les frontières s’étant toutes refermées je suis resté vivre en Russie… Je suis si seul… nous n’avions pas d’enfants. Notre amour était trop intense pour que nous y songions… et maintenant il est trop tard. »
Un ange passa et il murmura : « il vaut peut-être mieux que je me laisse mourir… »
Le silence retombait à nouveau dans la salle. Le Capitaine Ivanov n’était présente que physiquement et le lieutenant-colonel Artemiev avait renoncé depuis longtemps. Seule Olga Lemeline semblait avoir été touchée par ses propos et elle s’apprêta à prendre la parole lorsque le vieillard l’interrompit.
Il gloussa et un petit sourire en coin fit son apparition. Toutes traces de larmes avaient subitement disparu.
« C’est une belle histoire, non ? » puis ne tenant plus il se bidonna puis éclata de rire. Un rire puissant qui résonnait sur les parois de la salle.
Olga Lemeline semblait déçue par son comportement. Elle le regardait comme une mère regarde son gosse après qu’il vient de commettre une fois de trop une grosse bêtise. Peut-être avait-elle fini par y croire à un moment donné ? Elle ne saurait le dire.
Goéland reprit la parole :
« Je m’appelle Pierre Goéland et je suis bel et bien un agent au service de la France. Je ne vous dirais rien au sujet des missions qui m’ont été confiés par mon gouvernement. Sachez cependant que même en détention je suis encore capable de provoquer des dissensions entre vous. Tenez par exemple que feriez-vous Madame Lemeline si vous étiez informé du fait que le Capitaine Ivanov profitait de la guerre pour faire étendre son empire agricole ? C’est une esclavagiste qui a contraint des centaines de malheureux au travail forcé dans ses exploitations alors qu’ils auraient pu être profitables à l’Etat Russe. Je suis tout disposé à vous communiquer tous les détails de cette odieuse affaire en échange de ma libération. » Les deux femmes se regardèrent droit dans les yeux sans échanger un mot, toutes deux encore sous le choc de cette révélation.
Quelques jours plus tard, Paris fit savoir qu’elle niait toute implication de l’un de ses agents sur le territoire russe et ratifia dans la même journée le traité « Skorpionis ». Les autorités russes refusèrent de libérer le prisonnier en échange d’informations qui ne les intéressait pas le moins du monde. Elles soulignèrent bien sûr également le fait que Pierre Goéland en savait beaucoup trop et qu’aussitôt libéré il en informerait la France. Celui-ci apprenant cette décision refusa de communiquer les détails du dossier « Ivanov ». Le Colonel Olga Lemeline ne put extorquer des aveux de Pierre Goléland en raison d’un traité bilatéral et de ses propres principes éthiques et dût diligenter secrètement une enquête sur les agissements du Capitaine Ivanov. Cette dernière donna des instructions pour tenter de brouiller les pistes. Le Lieutenant-Colonel retourna à sa routine d’officier.
Et Pierre fut placé le lendemain de la ratification du traité dans un aller simple pour Skorpionis.
