Elles s’étaient blotties l’une contre l’autre près du feu de camp, résistant de toutes forces aux assauts du vent qui leur glaçait les os. Déjà, le feu semblait faiblir. Bientôt il s’éteindrait. Au moins étaient-elles à l’abri des fleurs du mal ; ces immondices tapis sous terre n’attendent que vos pas inconscients pour surgir et vous arracher à la vie… De biens fragiles vies… déjà grandement malmenées par un monde cruel, froid et où le vide s’espace lorsque l’on tente d’en sortir. Un calme relatif emplissait la salle désormais. Quelques murmures de part et d’autre se faisaient encore entendre, se confondant bientôt avec les derniers crépitements d’un feu agonisant. Anika se surprit à fermer un œil… et bascula, bien malgré-elle, dans un sommeil mouvementé.
Des cris, des pleurs, de la poussière. Au beau milieu d’un sol rougeâtre couvert d’un épais nuage qui semblait sans fin, la jeune femme observait intensément une femme plus âgée se relever courageusement. De petits résidus gris lui tombait de ses longs cheveux noirs. Leurs regards se croisèrent et l’espace d’un instant elle semblait lui sourire. Le sourire se mua alors en une grimace atroce. Une ouverture apparut et un silence perçant en sortit.
Des cris, des pleurs, de la poussière. La jeune fille regardait ses pieds. A ses pieds, ce même sol rougeâtre. Une vive douleur se fit ressentir, puis en vînt une deuxième suivit d’une troisième. Un mot revenait sans cesse : « Position ». Elle sentit une immense solitude l’envahir.
Des cris, des pleurs, de la poussière. Dans un fragile halo de lumière, des visages apparaissaient. Ces visages s’animaient mais restaient floues. Quelques vibrations, bruits de pas et éclats de voix lui parvenait sans qu’elle pu en comprendre la signification. Une terre désolée lui faisait désormais face. La faim la tenaillait, le froid l’engourdissait, la fatigue la ralentissait. Elle cherchait quelque chose, mais quoi ? De longs mois de marche dans des conditions épouvantable. Des tentacules noirs réduisant la chair humaine en tas de cendres. Tout ça la jeune fille le voyait, le ressentait sans qu’elle ne puisse intervenir. Puis des piliers et des murs aussi hauts que des gratte-ciels se dressaient devant-elle. Son bras s’allongea sans qu’elle ne comprît pourquoi puis… vînt la douleur.
Anika se redressa d’un bond et tâtât son bras devenu douloureux. Les sommeils légers peu récupérateurs, le manque de nourriture et d’eau provoquaient de fréquentes crampes d’une rare intensité. Le feu s’était tût. Elle balaya du regard la salle qui leur servait de campement de fortune. « Déplorable » était un mot trop doux pour qualifier leurs conditions de vie. Il y avait là de pauvres diables ; certains étaient blessés d’autres mourants. Une odeur âcre d’urine et d’excréments lui agressait les narines. La maladie guettait. Il fallait se rendre à l’évidence ; les plus faibles ne pourraient plus s’alimenter seuls en s’aventurant au dehors pour chasser. Ils tenteraient alors le tout pour le tout pour survivre et l’on sait que les animaux qui se retrouvent en grand danger sont les plus dangereux… La logique était implacable sauf que… certains ne voulaient tout bonnement pas l’entendre. Le côté abject de l’humanité venait de trouver un tout nouveau terrain de jeux. Skorpionis.
Un visage étonné la tira de ses réflexions estompant ainsi une colère retenue. Sans doute avait-elle été surprise par les mouvements brusques d’une Anika tourmentée par une crampe aussi soudaine que violente. Ses yeux d’un bleu intense et profond, ses jolies tâches de rousseurs … elle la connaissait c’était sûr… mais ne parvenait pourtant à lui mettre un nom. Sans prévenir une douleur atroce au niveau de sa poitrine se fit sentir… Satanés psychopathes ! Les tortures pendant ses 9 ans d’incarcération par la famille Jäger l’avait salement abîmé. Une fratrie d’exilés autrichiens comprenant 3 frères et deux sœurs tout aussi dérangées les uns que les autres et heureux fonctionnaires expatriés de la police politique allemande s’étaient relayés au fil des années pour lui extorquer des aveux. Anika ne compromettra jamais son réseau. Un réseau combattant fondée par ses parents, rattaché officieusement au mouvement militant « Die Rote Rose » qui réclamait le retour des tribunaux d’avant-guerre puis plus tard l’abandon de l’infâme traité international « Skorpionis » ratifié par des gouvernements illégitimes sur le dos des populations européennes. Ce mouvement était, selon des informations diffusées depuis l’Est, sous influence de quelques pays lointains belliqueux souhaitant déstabiliser la paix sociale providentielle fraîchement acquise en Europe par le biais d’un accord commun « librement consentit » par des nations souveraines… Mais… qui y croira ?
La mémoire lui revenait en morceaux (
). Keyna Bay était son nom. Et Anika savait qu’elle pouvait lui faire confiance. Et c’est tout ce qui importait en cet instant précis.
Anika jeta un œil mauvais sur une assemblée suspecte qui venait fraîchement de se constituer. Ces types avaient tous l’air plus ou moins louches. Skorpionis était devenue une véritable décharge à ciel ouvert. Il y avait là des trafiquants, des assassins professionnels et bon nombre de personnalités instables et potentiellement dangereuses. Sur Terre ils étaient des rois. Ici ils étaient tous en quête de repères pour renouer au plus vite avec leurs vices. Ce n’était qu’une question de temps avant que des réseaux criminels ne se forment. Il fallait agir vite. Occuper le terrain et faire régner un semblant d’ordre pour le salut du plus grand nombre !
Il lui faudrait de l’aide et elle comptait bien en obtenir auprès de Piotr Shostak. Un ancien d’une police de l’Est qui avait tenté de la suivre à la trace. Anika l’avait immédiatement étiqueté comme bon combattant et c’est pour cette raison qu’elle l’avait épargné. Il n’empêche qu’il restait un ex-flic ; il réveillait en elle de douloureux souvenirs…
Anika avait eu vent de rumeurs au sujet d’un savant qui saurait tout sur tout sur la Grande Guerre. Il en aurait découvert les origines et savait sûrement comment s’échapper de Skorpionis ! Certains se seraient déjà lancés à sa recherche ; sa vie était en grand danger. Anika n’y croyait pas vraiment mais dans le doute…. Et un érudit serait d’un grand secours pour éclairer et apaiser la fragile communauté qu’elle tenterait de souder. Peut-être même parviendrait-elle à le rallier à sa cause. Il fallait aller à sa rencontre.
Ce n’était pour l’heure pas gagné d’avance. Et nul doute que pour y parvenir les larmes et le sang allaient encore couler.